CHAPITRE XIX
— Maintenant, tu vas m’écouter !
Edna renifla. Mrs Sweetiman ne pouvait guère que se répéter. La conversation durait depuis longtemps déjà et elle tournait en rond. Mrs Sweetiman avait dit vingt fois la même chose, presque en termes identiques. Edna avait reniflé énormément, pleurniché de temps en temps et opposé aux arguments de Mrs Sweetiman deux phrases, toujours les mêmes : « Je ne peux pas faire ça ! Papa m’écorcherait vive ! »
Elle les redit une fois encore.
— C’est possible ! répliqua Mrs Sweetiman, mais un meurtre est un meurtre, quand on a vu quelque chose, on l’a vu, et il n’y a pas à sortir de là ! Ce que tu as de mieux à faire…
Mrs Sweetiman s’interrompit pour aller au-devant de Mrs Wetherby, qui venait acheter de la laine et des aiguilles à tricoter.
— Il y a longtemps que nous n’avons eu le plaisir de vous voir, madame ! dit-elle, tout en fouillant dans ses cartons.
— C’est vrai ! répondit Mrs Wetherby. Je n’ai pas été très bien ces temps-ci. Le cœur, vous savez…
Avec un profond soupir, elle ajouta :
— Je dois rester allongée presque tout le temps.
— Il paraît que vous avez une nouvelle bonne ? reprit Mrs Sweetiman.
— Oui. Elle n’est pas trop maladroite et elle fait assez bien la cuisine, mais elle a une allure impossible ! Elle se décolore les cheveux et porte des jupes collantes qui sont d’une indécence !…
Mrs Sweetiman donna son sentiment sur les femmes de chambre d’aujourd’hui, tout à fait indignes de celles d’autrefois, puis, tandis que Mrs Wetherby choisissait ses aiguilles, elle dit :
— C’est terrible, n’est-ce pas, ce qui est arrivé à Mrs Upward ?
— Terrible, c’est le mot ! On hésitait à m’apprendre la nouvelle. Quand je l’ai sue, j’ai eu des palpitations épouvantables. Je suis d’une telle sensibilité !
— On m’a dit que le coup avait été très rude pour le jeune Mr Upward. Heureusement, cette dame qui écrit était là, qui a pu lui donner un sédatif. Maintenant, il est à Long Meadows. Il paraît qu’il ne pouvait pas rester à la villa… et ce n’est pas moi qui lui donnerais tort !… Janet Groom est retournée chez sa nièce et c’est la police qui a les clés. La dame qui fait des livres est rentrée à Londres, mais elle reviendra pour l’enquête.
Mrs Sweetiman, qui se flattait d’être bien informée, était ravie de donner tous ces renseignements à Mrs Wetherby, qui les enregistrait avec une profonde satisfaction intérieure, la curiosité l’ayant attirée à la poste plus peut-être que le besoin de faire quelques emplettes.
— Ce qui tombe sous le sens, dit-elle en payant ses achats, c’est que le village est maintenant dangereux. Un fou, un maniaque, circule en liberté dans Broadhinny et, dès la tombée de la nuit, des patrouilles devraient parcourir les rues. Quand je pense que ma chère petite Deirdre était dehors ce soir-là, qu’elle aurait pu être attaquée et tuée, elle aussi, je tremble de peur !
Elle ferma les yeux, comme si elle allait se trouver mal. Mrs Sweetiman la regarda avec intérêt, mais sans inquiétude. De fait, rouvrant les paupières, Mrs Wetherby reprit :
— Les gens ne devraient plus sortir le soir et devraient fermer et verrouiller leurs portes. Vous savez qu’à Long Meadows rien n’est jamais fermé, même la nuit ? Mrs Summerhayes laisse la porte de derrière et les fenêtres du salon ouvertes pour que ses chiens et ses chats puissent entrer et sortir. À mon avis, c’est de la folie pure ! Mais elle dit qu’elle a toujours fait comme ça et que, lorsque les cambrioleurs sont bien résolus à vous rendre visite, ce n’est pas une porte fermée qui les arrêtera !
— Je ne vois d’ailleurs pas ce qu’un cambrioleur irait chercher à Long Meadows, ajouta Mrs Sweetiman avec un sourire entendu.
Mrs Wetherby rit avec elle, puis se retira. Mrs Sweetiman revint à Edna.
— Comme je te le disais, un assassinat est un assassinat et ce qu’on doit faire, on doit le faire ! Il faut dire la vérité et advienne que pourra !
— Mais papa me tuerait !
— Je lui parlerai.
— Il me tuerait, je vous dis !
— Celle qu’on a tuée, c’est Mrs Upward ! Elle est morte et tu as vu quelque chose que la police ignore. Tu travailles à la poste, tu es fonctionnaire et tu as donc des devoirs. Le premier de tous, c’est d’aller trouver Bert Hayling…
Edna se remit à sangloter.
— Aller trouver Bert ?… Mais ce n’est pas possible ! Comment voulez-vous ? Tout le village serait au courant demain !
Mrs Sweetiman hésita.
— Alors, il y a ce monsieur étranger…
— Un étranger ? Jamais !
— Là, tu as peut-être raison…
Une voiture s’arrêta devant la poste. Des freins grincèrent. Le visage de Mrs Sweetiman s’éclaira.
— Ça, dit-elle, c’est le major Summerhayes. Tu vas tout lui raconter et il te dira ce que tu dois faire !
— Je ne pourrai jamais.
Edna protestait encore, mais plus mollement.
Johnny Summerhayes entra, porteur de trois énormes boîtes en carton.
— Salut ! lança-t-il d’une voix joyeuse. J’espère, chère madame, que mes paquets ne seront pas trop lourds !
— Nous allons voir ça !
Son office rempli, Mrs Sweetiman, tandis que Summerhayes léchait ses timbres, lui annonça qu’elle serait heureuse de lui demander un conseil.
— Volontiers ! dit-il.
Il était toujours touché de cette confiance que lui témoignaient les villageois de Broadhinny. Ils le connaissaient peu personnellement, mais, parce que son père, son grand-père et nombre de ses aïeux, avaient avant lui habité Long Meadows, ils le considéraient comme le guide vers lequel ils devaient tout naturellement se tourner lorsqu’ils se trouvaient dans l’embarras.
— C’est au sujet d’Edna, précisa Mrs Sweetiman.
Edna renifla. Summerhayes tourna la tête vers elle.
— Ah ? dit-il. Et qu’est-ce qui ne va pas ?
— C’est à propos de Mrs Upward. Le soir du meurtre, Edna a vu quelque chose…
Johnny Summerhayes regarda Mrs Sweetiman, puis ses yeux se portèrent sur Edna.
— Et qu’est-ce que tu as vu, Edna ?
Edna commença à pleurnicher. Mrs Sweetiman se décida à parler à sa place.
— Naturellement, dit-elle, on a raconté bien des choses. Il y a du vrai et il y a du faux, mais il y a un fait qu’on ne discute pas : ce soir-là, il y a une dame qui est allée boire le café avec Mrs Upward. Vous êtes d’accord ?
— Je crois que c’est exact.
— Je suis certaine que c’est vrai ! Je le tiens de Bert Hayling.
Albert Hayling était l’agent de police local et Summerhayes le connaissait bien.
— Bon, dit-il.
— Mais ce qu’on ne sait pas, reprit Mrs Sweetiman, c’est qui était cette dame ! Or, Edna l’a vue.
Johnny Summerhayes arrondit les lèvres, comme pour émettre un petit sifflement admiratif, puis s’adressant directement à Edna, il demanda :
— Elle entrait ou elle sortait ?
— Elle entrait.
Le sentiment de son importance lui déliant la langue, elle ajouta :
— J’étais de l’autre côté de la route, sous les arbres, juste au tournant. Je l’ai bien vue. Elle a ouvert la grille, elle est allée à la porte, elle a attendu un moment, puis elle est entrée.
Summerhayes avait froncé le sourcil. Ses traits se détendirent.
— Il n’y a pas de problème, dit-il. C’était miss Henderson. La police est au courant. Miss Henderson elle-même lui a parlé de sa visite.
Edna secoua la tête.
— Ce n’était pas miss Henderson.
— Alors, qui était-ce ?
— Je n’en sais rien. Je n’ai pas vu sa figure. Je ne l’ai vue que de dos, mais ce n’était pas miss Henderson.
— Comment peux-tu le savoir, puisque tu n’as pas vu son visage ?
— Je le sais, parce que c’était une blonde. Miss Henderson est brune.
Johnny Summerhayes restait sceptique.
— Il faisait très noir. Je me demande comment tu as pu distinguer la couleur de ses cheveux…
— Il y avait de la lumière sous le porche et elle se trouvait juste dessous. Elle avait un manteau sombre et pas de chapeau… Et elle était blonde autant qu’on peut l’être, ça, j’en suis sûre !
Summerhayes regarda Edna. Son visage avait pris une expression de gravité chez lui exceptionnelle.
— Quelle heure était-il ?
— Je ne sais pas exactement.
— Tu le sais à peu près ! Dis-le !
Edna renifla, puis elle dit :
— Il n’était pas neuf heures… J’aurais entendu l’horloge de l’église… Et il était passé huit heures et demie.
— Entre huit heures et demie et neuf heures, donc. Et cette dame est restée longtemps ?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas attendu. En tout cas, je n’ai pas entendu de cris…
— Eh bien ! dit gravement Summerhayes, il n’y a qu’une chose à faire : il faut aller raconter ça à la police.
Edna fondit en larmes.
— Papa m’écorchera vive !… Vous verrez si ce n’est pas vrai !
Brusquement, tournant les talons, elle fila vers la pièce de derrière et disparut.
— Je vais vous expliquer, dit Mrs Sweetiman, répondant à l’interrogation muette de Summerhayes. Edna s’est conduite comme une sotte qu’elle est, et elle a un père qui est sévère. Un peu trop, peut-être… Bien que ça, on ne peut jamais dire ! Avec les filles d’aujourd’hui… Bref, elle fréquentait un gentil garçon de Cullavon et son père voyait ça d’un bon œil. On pensait que le mariage ne tarderait pas, mais Reg ne se pressait pas… et vous savez comment sont les filles, Edna s’est mise à voir Charlie Masters…
— Masters ? Qui travaille chez Cole ?
— Oui, l’ouvrier agricole. Un homme marié, qui a deux enfants et qui court le jupon que c’en est une honte ! Edna est folle, c’est ce que je dis ! Naturellement, dès que le père a été au courant, il a mis fin à ça !… Du moins, c’est ce qu’elle avait raconté à son père… Parce qu’en réalité elle était sortie pour retrouver Masters. C’est lui qu’elle attendait, à leur rendez-vous habituel. Il n’est pas venu, soit que sa femme ait réussi à le garder à la maison ou qu’il soit allé courir ailleurs. Edna l’a attendu un bout de temps, puis elle est partie. Voilà ce qu’il en est ! Vous comprenez qu’il lui est difficile d’aller expliquer qu’elle était là-bas, alors qu’elle aurait dû depuis longtemps avoir pris l’autobus de Cullavon !
Johnny Summerhayes acquiesça du chef. Renonçant à se demander par quel miracle une fille aussi dépourvue de séduction qu’Edna pouvait avoir retenu l’attention de deux hommes, il examina la situation du point de vue pratique.
— Elle ne veut pas avoir affaire à Bert Hayling ? demanda-t-il.
— Non.
— Je comprends que ça la gêne. Pourtant, il faut que la police soit mise au courant !
— C’est ce que je lui ai dit et répété !
Summerhayes réfléchit un instant.
— Il me semble, dit-il enfin, qu’on peut arranger ça. On doit pouvoir faire en sorte qu’Edna ne témoigne pas à l’enquête et que son nom ne soit même pas prononcé. L’important est que la police ait l’information, nul n’a besoin de savoir de qui elle la tient. Je pourrais appeler Spence au téléphone et lui demander de faire un saut jusqu’ici… ou, mieux encore, conduire la jeune Edna à Kilchester dans ma voiture. On l’entendra là-bas et personne n’en saura rien. Je vais téléphoner à Spence pour lui annoncer notre visite.
Quelques instants plus tard, Edna montait dans la camionnette de Summerhayes, qui prenait la route de Kilchester.